Dans son édition du 5 mars 2012, Le Monde a publié un dossier très intéressant sur la parentalité en entreprise, que nous vous reproduisons ci-après:
La parentalité, nouvel horizon de la parité
Régulièrement mis en avant comme un atout du modèle économique français, le taux de fécondité de l'Hexagone - 2,01 enfants par femme - est le plus élevé de l'Union européenne après l'Irlande.
Non seulement les Françaises font beaucoup d'enfants, mais la plupart continuent de travailler. Près de 80 % des femmes en couple avec un ou deux enfants sont en activité.
La grossesse, événement incontournable de la vie d'une femme en entreprise, devrait donc être un processus entièrement banalisé. Et pourtant, d'une société à l'autre, les facilités accordées aux mères sont loin d'être les mêmes.
Sylvie (les prénoms ont été modifiés), 27 ans, travaille chez BNP Paribas et s'est arrêtée six mois à la naissance de son premier enfant. Sa convention collective lui permet d'allonger le congé maternité de quarante-cinq jours à plein salaire, ou quatre-vingt-dix jours à demi-salaire. "C'est un des critères qui m'a décidée à rester dans ce secteur", reconnaît la jeune femme, actuellement enceinte du deuxième et qui compte bien renouveler l'expérience.
"LA LOI EST RESPECTÉE, NI PLUS NI MOINS"
Un monde la sépare de Sabine, trois enfants, cadre marketing du laboratoire pharmaceutique GSK. "Chez nous, la loi est respectée, ni plus ni moins. Et pour ce qui est des informations légales, il faut aller les chercher", explique-t-elle. Encore n'a-t-elle pas à se plaindre comparée à Maud, salariée d'une petite entreprise de quatre personnes et enceinte d'un premier enfant, actuellement en procès aux prud'hommes pour se faire verser les primes qu'elle a arrêté de toucher "à cause" de sa grossesse.
Le contraste de ces situations, alors que le socle de prestations prévues par le code du travail est partout le même - seize semaines de congé de maternité, trois jours de congé en cas d'enfant malade, possibilité de congé parental à temps plein ou partiel jusqu'aux 3 ans de l'enfant... -, montre bien l'inégalité de fait entre les femmes à ce sujet.
Ces disparités débouchent-elles sur des taux de fécondité différents suivant les entreprises ? Les plus généreuses seraient-elles des "boîtes à bébés" ?
Difficile de le savoir, car si les employeurs communiquent volontiers sur la proportion de femmes dans l'entreprise ou dans les instances de direction, elles deviennent soudain muettes quand il s'agit du nombre de grossesses ou d'enfants par femme dans l'entreprise.
"Même si les mentalités évoluent, il ne faut pas rêver", s'amuse Pascale Coton, secrétaire générale adjointe de la centrale syndicale chrétienne, la CFTC. Les entreprises sont prêtes à agir pour faciliter la grossesse en entreprise. De là à crier sur tous les toits "Venez chez nous c'est "open bébé"", il y a visiblement un pas.
Sans aller jusqu'à inviter les salariées à avoir des enfants, les entreprises sont néanmoins de plus en plus conscientes de la nécessité d'aider leur personnel à passer le cap de l'arrivée de bébé avec sérénité.
FACILITER LA RÉINTÉGRATION
Au sein du cabinet d'audit Ernst & Young, c'est le turnover féminin important au moment de la maternité qui a poussé à réagir. Comme chez Areva, on y organise désormais des entretiens avant et après le congé maternité en présence d'un membre de la direction des ressources humaines et d'un manager opérationnel. "C'est une très bonne initiative. L'entretien au retour de congé maternité ou de congé parental peut être l'occasion de faire le point sur les envies du salarié, mais aussi sur d'éventuels besoins de formation spécifiques après une période d'absence", estime Mme Coton.
D'autres entreprises proposent un parrainage en leur au sein pour garder le contact et faciliter la réintégration des salariées. Chez le cabinet de conseil Accenture, la future maman peut, si elle le souhaite, être tenue au courant de l'actualité de l'entreprise, voire rester en lien avec son équipe. Au risque de se sentir forcée à ne pas décrocher ? "Tant que ce n'est pas une obligation, ce peut être un signe positif indiquant qu'elle reste une salariée à part entière", estime Mme Coton.
De retour de congé, les aides peuvent prendre la forme d'avantages financiers comme une prime de naissance, d'avantages en nature comme une crèche d'entreprise ou des aménagements du temps de travail. L'Oréal propose ainsi aux parents de s'absenter un à quatre mercredis par mois jusqu'aux 12 ans de l'enfant.
Ces arrangements ne se font-ils pas aux dépens de l'évolution professionnelle ? Catherine, une cadre des ressources humaines de la SNCF, ravie d'avoir "déroulé (sa carrière) comme un homme" malgré ses quatre enfants raconte avoir eu du mal, à son grand étonnement, à faire promouvoir une femme de son équipe soupçonnée de tirer au flanc pour avoir bénéficié... d'un congé parental.
Briser le "plafond de mère" - une jolie expression pour désigner l'inflexion négative que prend la carrière d'une femme après l'arrivée d'un enfant - est un défi qui nécessite bien plus que des aides ponctuelles aux futures mamans, aussi généreuses soient-elles.
Il faut que le sacrifice à la famille devienne autant le fait du père que de la mère. Et, plus largement, que les parents cessent d'être montrés du doigt en raison des avantages qui leur sont accordés. Pour Catherine, ça ne fait pas un pli : "A la SNCF, même certains cadres travaillent de 8 h 30 à 17 heures. Le fait que ce ne soit pas le monopole des mamans facilite beaucoup les choses."
Les parents ne se sentent pas aidés par l'entreprise
Jours de congés pour enfant malade Le nombre moyen annuel est de 7,5 par famille, variant de 5,5 dans le privé à 10 dans le public.
Prime de naissance Elle est proposée par 55% des entreprises.
Crèche interne 2 % des entreprises en possèdent une.
Réduction du temps de travail après une naissance 6% des hommes et 22% des femmes (Enquête "Familles et employeurs", 2005, INED).
Annonce de la grossesse 40% des femmes sont stressées à l'idée de la révéler à leur employeur (Enquête SOS Préma, 2008).
Vie professionnelle et vie familiale 70% des salariés pensent que leur entreprise "ne fait pas beaucoup de choses" pour les aider à concilier vie professionnelle et vie familiale (Baromètre 2011 de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale de l'Observatoire de la parentalité en entreprise).
"Un enfant ? Cela va poser un problème..."
"L'entretien s'est conclu sur cette phrase : vous avez les compétences et un bon profil pour le poste, mais à 32 ans vous risquez de bientôt faire un enfant, cela va poser un problème", raconte Juliette (tous les prénoms ont été changés), encore un peu incrédule.
Lors de ce processus de recrutement, l'employeur n'a même pas fait de détour. Claire, quant à elle, n'imaginait pas passer tout un entretien à répondre à des questions autour de ses deux enfants : "Impossible bien sûr de dire que c'est pour cette raison que je n'ai pas été choisie, admet-elle. Mais une chose est sûre, le recruteur revenait tout le temps à des questions sur ma logistique familiale au lieu d'évoquer mon expérience professionnelle."
En dépit d'un taux d'activité des femmes qui, en France, dépasse désormais les 66%, la maternité reste au cœur des inégalités entre hommes et femmes au travail.
LES ENTRAVES DE CE TYPE
Questionnements poussés lors des entretiens d'embauche, pression durant la grossesse, difficultés au retour du congé maternité, évolutions de carrière ralenties voire arrêtées : bien qu'interdites, les entraves de ce type sont légion.
Le sexe, la grossesse et la maternité sont même devenus, avec l'âge, les premiers critères de discrimination cités par les victimes. Ils devancent désormais l'origine ethnique.
C'est ce qui ressort du cinquième "Baromètre sur la perception des discriminations au travail", publié par le défenseur des droits et l'Organisation internationale du travail (OIT) pour la France le 25 janvier.
"Les femmes nous sollicitent fréquemment pour ce type de situation, détaille Anne de Metz, avocate au barreau de Paris. Leurs difficultés commencent souvent par une succession de petites choses qui changent avec la grossesse : des avantages qui disparaissent peu à peu, des primes qui ne sont pas versées, puis la définition d'objectifs annuels que l'on sait incompatibles avec un congé maternité, etc."
Ce changement d'attitude de la part de l'employeur, Luna, cadre dans les ressources humaines, ne l'avait pas anticipé. "Au moment de mon embauche, on m'avait certes découragée d'avoir un enfant dans les deux ans. Sur le moment cela ne m'avait pas choquée outre mesure : ils investissaient sur moi, raconte-t-elle. Trois ans et demi plus tard, je suis tombée enceinte. Quand je l'ai annoncé à mes supérieurs, je n'imaginais pas que les rapports professionnels changeraient du tout au tout... Rapidement, ils se sont mis à me faire des reproches, à dénigrer mon travail sans justification..."
Des tensions qui finissent par avoir des répercussions sur sa grossesse. "Au début j'ai eu du mal à savoir si ce n'était pas une vue de l'esprit. C'est finalement un avocat qui m'a permis de voir que le comportement de mes supérieurs était anormal, et nous leur avons adressé un courrier."
Parfois, cela va plus loin : la grossesse peut entraîner rupture de période d'essai, non-renouvellement de CDD ou licenciement abusif. Difficile d'estimer l'ampleur du phénomène. D'autant que de nombreuses femmes manquent encore d'informations sur leurs droits pendant et après la grossesse.
DEMANDER RÉPARATION
Après une campagne sur le sujet en 2009, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde, aujourd'hui le Défenseur des droits) avait vu les réclamations liées à la grossesse passer de 126 en 2008 à 615 en 2010. En 2011, 18 % des saisines dans l'emploi privé sont liées à la grossesse, 14 % dans l'emploi public. Sur l'ensemble, 30 % des dossiers sont menés à terme.
Vous êtes enceinte ? Prévenez votre patron, avant vos copines. C'est en substance le message du Défenseur des droits. "Il faut rapidement informer son employeur de façon officielle, avec un courrier. Seul cela protège la femme enceinte. Beaucoup attendent trois mois pour le faire, alors qu'elles parlent officieusement de leur grossesse au travail. Un tiers des dossiers que nous suivons concernent des problèmes survenus dans ce laps de temps", souligne Sophie Latraverse, directrice des affaires judiciaires et de l'expertise auprès du Défenseur des droits. En effet, certains employeurs n'hésitent pas à se séparer de collaboratrices avant que la loi ne les protège.
"Nous voyons aussi de nombreux cas de femmes qui, sans être évincées, subissent des discriminations fondées sur leur situation de famille. En particulier les femmes cadres à haut potentiel qui, une fois qu'elles ont des enfants, ne progressent plus", poursuit Mme Latraverse.
Une femme qui s'estime lésée peut demander à comparer son évolution de carrière à celle de ses collègues. A partir du moment où la discrimination est connue, le salarié a cinq ans pour demander réparation du préjudice: à charge de l'employeur de prouver que les différences de parcours ne sont pas liées à la maternité.
Promouvoir les mères... et les pères
Trois cent cinquante entreprises, représentant trois millions de salariés, ont signé depuis 2008 la Charte de la parentalité en entreprise.
Elaboré par l'observatoire du même nom (OPE), ce document engage les entreprises signataires à sensibiliser les collaborateurs en interne, à aménager les conditions de travail et prévenir les discriminations à l'encontre des salariés-parents.
Une charte de plus pour se donner bonne conscience ? Son initiateur, Jérôme Ballarin, s'en défend : "Toutes les entreprises signataires ne sont pas sur la même ligne de départ, mais elles manifestent leur intention d'évoluer. De toute façon, il serait contre-productif pour elles de se limiter à une opération de communication. Elles savent qu'elles se mettent en danger vis-à-vis des salariés, des syndicats, du public... D'ailleurs, les entreprises ne se précipitent pas : au début, nous essuyions 80 % de refus de participer."
L'observatoire réfléchit cependant à la mise en place d'un label plus contraignant, lucide sur les endroits où il faut porter l'épée. "En France, nous sommes assez agiles en termes d'organisation du travail pour s'adapter lors d'un congé maternité, paternité ou parental. En revanche, nous sommes plutôt en retard en ce qui concerne le présentéisme et l'implication des pères."
Ce dernier point a fait l'objet d'un rapport remis en janvier par l'OPE au gouvernement et intitulé "Parentalité et égalité professionnelle hommes-femmes : comment impliquer les hommes ?", recensant bonnes pratiques et témoignages.
TABOUS
Il s'agit à la fois de questions d'organisation du travail et de représentations. Impossible encore aujourd'hui de couper aux regards curieux - quand ce n'est pas aux réflexions désobligeantes - lorsqu'un père décide de se consacrer plus largement à sa famille, notamment en sollicitant un congé paternité ou parental. "Tant que l'on ne fera pas davantage participer les hommes au congé maternité, ça restera un problème dans l'entreprise. Mais ce sont des tabous difficiles à débloquer", regrette Pascale Coton, secrétaire générale adjointe de la CFTC.
Pour lutter contre les stéréotypes de genre, l'OPE appuie des initiatives comme celle des "papas Orange". L'opérateur téléphonique a diffusé sur son site Internet consacré aux questions de ressources humaines les vidéos de trois salariés hommes témoignant de leur expérience de congé de paternité ou de congé parental, histoire de décomplexer la population masculine.